La fourniture de l’eau potable fait partie des compétences que l’Etat a transférées aux collectivités territoriales notamment les communes dans le cadre du processus de décentralisation au Niger.
Le processus de transfert des compétences dans le secteur de l’hydraulique rurale est devenu effectif en 2017 avec l’arrêté n° 00012/MH/A/MISPD/ACR/SG du 20 mars 2017 portant Cahiers des Charges. Ce texte précise les Conditions et Modalités Techniques d’exercice des Compétences transférées par l’Etat aux Communes dans le domaine de l’Hydraulique et de l’Assainissement.
Ce transfert appelé gestion déléguée, est un système de gestion des ouvrages hydrauliques où des exploitants privés assurent la fourniture de l’eau à travers les Mini-Adduction d’Eau Potable (Mini AEP), les Postes d’Eau Autonome, les Station de Pompage Pastorale, etc.
Sur les 45 communes que compte la région de Tillabéri, 39 appliquent les textes sur la gestion déléguée avec un parc estimé à 348 ouvrages hydrauliques, soit un pourcentage de 53,86% de la totalité des ouvrages hydrauliques de la région
En vertu de ce contrat de délégation à durée déterminée, la collectivité territoriale transfère ses compétences de la gestion des ouvrages à un opérateur (délégataire) sur la base d’un code d’exploitation. Selon ce mode de gestion, le délégataire assure la fourniture d’un service d’eau en quantité et en qualité, suivant une procédure de gestion financière transparente et sécurisée permettant d’assurer la pérennité de ce service. Il a également l’obligation d’assurer la gestion technique et la maintenance des installations et équipements, la gestion administrative, financière et celle du personnel. En contrepartie, le délégataire est rémunéré directement sur les recettes qu’il perçoit auprès des usagers selon un tarif défini et révisable selon des conditions fixées dans le contrat.
Dans les faits, ce dispositif de gestion est loin d’être respecté par les différentes parties en raison de plusieurs pratiques et entorses aux règles édictées par les textes et les contrats de délégation.
De nombreux ouvrages hydrauliques sont actuellement vétustes ou ne fonctionnent plus alors qu’une partie de fonds générés par la vente de l’eau devrait permettre leur réparation et leur renouvellement en cas de besoin. Cette situation s’explique en grande partie par la gestion opaque de la distribution de l’eau caractérisée par un manque d’information sur le niveau des recettes et la destination de ces dernières.
Un flou artistique entoure cette gestion, à commencer par l’absence des statistiques fiables sur le nombre des ouvrages hydrauliques exploités par les délégataires.
M. Seydou Yacouba est délégataire de la commune rurale de Karma depuis 2018 et s’occupe des ouvrages dans environ 30 villages. Mais paradoxalement lui-même ignore le nombre d’ouvrages sous gestion déléguée. C’est lui qui assure la distribution de l’eau potable dans les foyers. «A Karma j’ai trois problèmes, à savoir la concurrence du fleuve, la gestion commune de certains ouvrages et le problème de recouvrement. Pourtant la politique de l’Etat à ce sujet est d’offrir une eau saine à tout le monde à un coût abordable» indique le délégataire.
Le manque de données fiables sur le nombre des ouvrages exploités ainsi que celui des abonnés, a pour conséquence logique l’absence d’information exhaustive sur les recettes enregistrées. Du reste, le délégataire de la commune de Karma n’est pas du tout prolixe sur le sujet relatif au nombre des ouvrages et des recettes générées. Une gêne apparente se lit sur son visage et manifestement il ne souhaite pas en parler. Néanmoins, M. Yacouba précise ceci : «Chaque fin du mois je fais un rapport. J’enlève la part du maitre d’ouvrage qui est la mairie et on verse ça dans un compte. Ensuite j’amène le rapport et le reçu de versement au niveau de la mairie. Avant on versait l’argent dans un compte domicilié dans une banque mais maintenant nous sommes au niveau de la Caisse des Collectivités», explique le délégataire. Et chose inattendue, il ignore même la clé de répartition des parts et la somme qu’il verse à la mairie !
La même réticence à donner des informations financières s’observe avec M. Mohamed Banni, délégataire des communes de Filingué, Abala et Sanam : «Je n’ai pas le nombre exact des ouvrages en gestion déléguée dans ma zone d’intervention, car c’est énorme. Malgré tout, il y a un nombre important d’ouvrages qui ne sont pas en gestion déléguée».
Mairies et délégataires : collusion d’intérêts
Manifestement, le black-out sur le niveau des recettes ainsi que la clé de leur répartition semblent faire l’objet d’une entente tacite entre les délégataires et les maires qui refusent d’en parler. Cette situation s’explique en grande partie par l’inexistence ou le non fonctionnement des structures de suivi et de contrôle prévu par les textes, notamment celles qui incluent les représentants de la population.
En effet, le délégataire est tenu à la fin de chaque mois de faire une situation sur le nombre de m3 d’eau vendu en présence des différentes parties prenantes, notamment les membres des Associations des Usagers des Services Publics en Eau (AUSPE) ainsi que des Structures d’Appui Conseil au Service Public de l’Eau. Tous ces acteurs doivent être informés sur le contenu du contrat entre le délégataire et la mairie afin de pouvoir faire la situation des recettes conformément à la clé de répartition ; d’où la nécessité d’impliquer directement tous les acteurs.
Mais dans les faits, ces acteurs n’existent même pas au niveau de la plupart des communes. Tout se passe entre le maire et le délégataire. L’essentiel des communes ne dispose pas, en effet, de ces structures de contrôle mais également des agents de l’hydraulique. Les maires sont suspectés de freiner ou de ne pas encourager la mise en place des structures locales et des associations des usagers de l’eau pour réduire voire empêcher les communautés de jouer leur rôle de contre-pouvoir, d’exercer le contrôle citoyen de l’action publique.
Le Directeur régional de l’Hydraulique de Tillabéri, M. Adamou Chipkaou explique que la gestion déléguée est un sujet difficile. Les textes sont certes clairs selon lui mais l’application est un peu compliquée. Il indique que si la clé de répartition est respectée et que chaque acteur joue convenablement son rôle, les cas de figure de panne, de manque de réhabilitation vont drastiquement baisser et les besoins en eau de la population seront satisfaits. «Vous avez été sur le terrain, vous avez vu qu’il y a beaucoup d’ouvrages en gestion déléguée qui sont en panne. Les difficultés d’application des principes de la gestion déléguée font en sorte que ces ouvrages sont toujours hors service. L’Etat et ses partenaires font des grands efforts pour réaliser ces ouvrages et il revient aux acteurs de jouer véritablement leur rôle conformément à la réglementation en vigueur», note M. Chipkaou.
«Il faut un véritable audit»
Les maires sont également accusés d’un manque de transparence dans la gestion du Fonds de Renouvèlement, d’Investissement et Extension (FRIE). Selon Chipkaou, personne n’a le droit de toucher au fonds du FRIE, sauf pour les extensions, le renouvellement ou les investissements. Mais dans la pratique, la situation est toute autre. Il ajoute que des irrégularités ont été relevées et mettent en cause la responsabilité des maires et des délégataires. «Ils font ce qu’ils veulent et dans la plupart des cas c’est le délégataire qui impose la conduite à tenir», relève le Directeur régional de l’Hydraulique, ajoutant que la situation des comptes du Fonds de Renouvèlement, d’Investissement et Extension (FRIE) est rarement évoquée lors des passations consécutives au changement des maires au niveau des communes. Un véritable black-out existe entre le maire sortant et le maire entrant. Les sortants n’ont rien laissé et il n’y a aucune trace, ni archive. Ce qui conduit à des périodes de flottement dès lors qu’il n’y a aucune situation de départ ou de référence.
Une simple comparaison entre le niveau d’alimentation du FRIE de deux régions du pays donne une idée de la situation peu reluisante de la Région de Tillabéri.
La somme de l’ensemble des comptes FRIE de toute cette région tourne autour de 70.000.000F en 2022, comparativement à d’autres régions qui ont moins d’ouvrages mais qui mobilisent plus de ressources. C’est le cas du compte FRIE de la région de Tahoua qui est alimenté à hauteur de 700.000.000F CFA pendant la même période. La présence du fleuve dans la région de Tillabéri est-elle un facteur ou plutôt un prétexte pouvant justifier ces chiffres correspondant au 10e du montant du FRIE de Tahoua ?
Aujourd’hui, la question que beaucoup de personnes se posent est de savoir la destination des ressources générées par les ouvrages hydrauliques surtout quand on sait qu’il y a moins d’investissement à travers le FRIE pour améliorer la fourniture en eau potable. «Les ouvrages sont certes en gestion déléguée, mais leur contrôle reste indésirable, la gestion déléguée connait des difficultés dans le département de manière générale et spécifiquement dans la commune urbaine de Filingué», indique Monsieur Boubacar Mahamadou, Directeur départemental de l’hydraulique et de l’assainissement (DDHA) de Filingué.
En dépit de tous les manquements observés, il faut reconnaître que le système de gestion déléguée est l’un des meilleurs moyens d’assurer la fourniture d’eau en quantité et en qualité. «Le dispositif légal et institutionnel est bien conçu pour permettre à l’Etat et ses partenaires de garantir une eau potable à la population. Malgré tout, il y a ceux qui tiennent leurs cahiers de comptabilité et il va falloir veiller au respect de cette exigence», souligne le Directeur régional de l’Hydraulique et de l’Assainissement de Tillabéri.
M. Chipkaou suggère de conduire un véritable audit qui va mettre à jour toutes les difficultés de la gestion déléguée. «Certains peuvent être réticents mais cette action est nécessaire pour qu’on aille sur des nouvelles bases», insiste-t-il.
A travers le volet FRIE, les communes doivent contribuer à la réalisation des ouvrages hydrauliques. Pourtant même dans les communes considérées comme des modèles, le besoin en eau reste problématique, en témoigne l’indignation des populations qui réclament une amélioration des offres de services dans le secteur de l’hydraulique. «Nous demandons à tous les maires de redoubler d’efforts et de continuer d’appuyer le processus de la gestion déléguée pour l’atteinte des objectifs de l’Etat dans le secteur de l’hydraulique. Il faut que la population comprenne que la gestion déléguée c’est pour son bien. C’est un contrat. Si quelqu’un estime qu’il est lésé, on le révise ou le résilie carrément pour partir sur de nouvelles bases», affirme M. Adamou Chipkaou, directeur régional de l’Hydraulique.
Enquête réalisée par Abdoul-Aziz Ibrahim dans le cadre du projet, «Lutte contre la corruption et les malversations fiscales à travers la production d’enquêtes journalistiques au Niger», mis en œuvre par APAC-NIGER