Introduction
Fournir de l’eau du service public socialement, économiquement et spatialement accessible aux citadins des villes africaines en général et nigériennes en particulier demeure toujours un défi pour les pouvoirs publics. Et cela malgré un bricolage « d’export-import » de modèle de gouvernance à vau-l’eau dans le secteur de l’hydraulique urbaine accompagnée d’une importante perfusion économique des Institutions Internationales qui n’a pas donné les résultats escomptés. Parmi ces réponses apportées pour atténuer la fragmentation socio-spatiale qui caractérise l’accès à l’eau urbaine, figure la politique tarifaire. En effet, depuis 1983, le Niger avait opté pour une tarification par tranche progressive dans le comptage de l’eau avec pour objectif d’amener les ménages (pauvres) à limiter le gaspillage tout en maintenant leurs consommations dans une tranche dite sociale au coût le plus faible. Malheureusement, à Niamey comme dans les autres villes sahéliennes, dans les habitations de cour, l’accès à l’eau du service public se matérialise par un point d’eau unique, un robinet commun dont l’usage est partagé par tous les résidents qui se comptent par dizaines. Le service public en émettant une facture d’eau unique au nom d’un abonné généralement le propriétaire de la cour, ne se demande pas comment elle est repartie entre les usagers. De ce fait, la gestion de ce compteur d’eau induit des tensions et rend nécessaires des régulations, non seulement pour les usages de l’eau, mais aussi pour le paiement de la facture mensuelle. Au-delà du risque que constitue la taille des ménages qui les amène à consommer dans les tranches supérieures donc chères, de la discorde et des zizanies sur la gestion de la facture finissent par engendrer des impayés. A cela s’ajoute le caractère hétéroclite des revenus des habitants de la cour qui doivent réunir le montant nécessaire pour le payement de la facture avant le délai même si, pour l’eau, la suspension n’intervient qu’après plusieurs factures.
Ainsi, en faisant la géographie des coupures pour impayés de factures chez des abonnés de la Société d’Exploitation des Eaux du Niger (SEEN) de la ville de Niamey, il était apparu que c’est l’habitat collectif traditionnel (cour commune, celibaterium) qui était très touché par rapport aux autres (villas, paillotes). Parmi les raisons qui expliquent ces impayés, après le manque d’argent, figurent les effets pervers du partage du compteur entre des citadins aux revenus modestes et hétéroclites. A ce facteur interne se conjugue aussi la tarification par tranche progressive qui conduit les ménages à consommer dans les tranches supérieures avec pour conséquence de générer des factures « salées ». De de fait, la politique tarifaire appliquée depuis 40 ans produit donc l’effet contraire en excluant les pauvres du réseau technique par la non prise en compte des réalités socio-économiques et socio-spatiales des villes nigériennes en pleine croissance urbaine.
Cet article a pour objectif de partager avec un large public quelques résultats de la recherche pour connaître les dimensions socio-spatiales et socio-économiques de l’accès l’eau urbaine en vue contribuer à l’amélioration du service. Dans la suite qui suivra, seront présentés les modalités concrètes de l’accès à l’eau dans l’habitat de cour, les tensions et régulations liées aux usages de l’eau et au paiement des factures d’eau et enfin les effets pervers d’un partage du compteur quand la tarification est progressive, notamment le risque de coupure d’eau pour cause d’impayés.
Un compteur d’eau dans une cour commune
Dénommée concession ou celibaterium, la cour commune est un ensemble de logements de deux à trois petites pièces, généralement destinés à la location, construits en mitoyenneté sur une parcelle de 300 à 600 m² et ouverts sur une cour centrale. Déjà dans les années 1990, des familles, parfois très nombreuses, résidaient dans ces cours et ce type d’habitation concentrait des habitants aux revenus modestes (H. K. Motcho, 1991, p 131).
Les résultats de l’enquête ménage montrent que 43% des abonnés au service public de la SEEN ont déclaré avoir accès à l’eau par un compteur commun. Parmi les ménages déclarant avoir accès à l’eau par un compteur commun, 74% habitent dans une cour commune. Ils ont permis également de déceler trois ménages par compteur commun, ce qui correspond aux statistiques de l’Institut National de la Statistique (INS) portant sur l’habitat : 3 ménages par cour commune (INS, 2015). Il a été également dénombré 20 personnes par compteur, ce qui est supérieur au critère établi par l’Etat du Niger pour calculer le taux d’accès à l’eau (chaque branchement individuel prévu pour alimenter au plus dix personnes). Ce ratio montre une pression sur les dispositifs techniques dans les cours communes. En effet, dans la plupart des cours, il n’y a qu’un seul point d’eau courante, un robinet pour tous les ménages.
Figure n°1 : Accès à l’eau au sein d’une cour commune où réside le propriétaire.
Source : d’après Motcho (1991) modifiée par Vaucelle, Younsa (2019 ;2022)
L’accès à l’eau par un seul robinet est fortement contraignant pour les ménages : cela les conduit à devoir réguler leurs usages de l’eau et les quantités nécessaires pour leurs besoins (boisson, cuisine, lessive, douche, lavage des voitures et motos…). Sur le terrain, sont observés de nombreux cas de restriction volontaire, où le propriétaire interdit un accès temporaire au robinet. Ceci est pratiqué tous les jours, y compris les jours de réjouissance (baptême ou mariage réunissant de nombreux convives) car ces fêtes induisent une surconsommation d’eau, parfois qualifiée de gaspillage par l’usager-abonné. Il peut ainsi limiter les consommations d’eau des autres usagers de la cour, en cadenassant le robinet ou le compteur à certains moments de la journée ou en fin de mois.
Le paiement de la facture à l’échelle de la cour commune : entre tensions et régulations
Quand la facture mensuelle arrive dans la cour commune, portée par un agent du service de l’eau, comment le paiement se passe-t-il ? Ce n’est pas toujours l’abonné au service qui paye. L’enquête a montré six situations différentes (Tableau 1) avec les avantages et inconvénients de chaque méthode, en insistant sur les sources potentielles de tension et sur les modes de régulation.
Tableau I : Les différentes façons de payer les factures d’eau mensuelles par les usagers des compteurs communs
Source : enquête de terrain (2016).
Le cas le plus simple (la facture est payée par une seule personne) ne correspond pas à la situation la plus fréquente : 38% des cas. Il s’agit alors généralement d’une cour familiale dont la composition moyenne se répartit entre ménages propriétaires (53%), personnes logées à titre gratuit, enfants, parentèle ou invités (29%), et locataires (18%). Parmi ces usagers de l’eau, la personne qui prend en charge la facture peut être le propriétaire-abonné, cela peut être aussi un locataire ou un autre habitant de la cour qui offre l’eau. L’enquête montre que le fait d’assurer le paiement de la facture repose sur diverses motivations : par exemple, la générosité d’une personne qui a des revenus importants ou qui est présente sur place au moment où arrive la facture et décide de la payer sans attendre.
Dans 62% des cas, la charge de la facture est répartie entre les usagers, selon cinq méthodes de calcul différentes. Le choix de la méthode est le plus souvent effectué par le propriétaire ou par le plus vieux locataire.
La méthode la plus utilisée (40% des cas) consiste à diviser la facture par le nombre de ménages, le plus souvent 3 ménages. Ce système de parts égales ne prend pas en compte le nombre d’usagers, ni les usages de l’eau : les célibataires sont contraints de payer autant qu’une famille. Cette méthode, qui convient bien aux villas mitoyennes partageant le même compteur, ne fait pas l’unanimité dans les cours communes. Les célibataires ou les couples sans enfant doivent accepter de payer autant que les ménages les plus nombreux (cas des ménages polygames, comptant parfois comme un seul ménage, avec plusieurs co-épouses, chacune ayant plusieurs enfants). Les témoignages montrent que ces situations sont parfois vécues comme injustes (« je suis obligé de payer pour une eau que je ne consomme pas »), conduisant certains locataires à déménager vers une cour commune où la répartition des charges serait moins en leur défaveur.
Dans 15% des cas, la facture est partagée en fonction du nombre d’usagers, « ce sont les plus nombreux qui payent plus » déclare un enquêté. Cette formule est utilisée majoritairement par les locataires (66% des cas), présents dans la cour commune sans avoir de liens familiaux. De manière générale, les usagers considèrent cette méthode comme la plus équitable, même si les critères et la clé de répartition ne sont pas toujours explicités et même si la règle de calcul repose sur une estimation parfois imprécise du nombre d’usagers. Traditionnellement dans un cadre familial ou amical, les habitants hébergés à titre gracieux, les invités ne payent pas l’eau et ne sont pas comptés comme consommateurs d’eau au moment où il faut payer la facture. Cependant, dans certains cas qui deviennent de plus en plus fréquents sous l’influence de pratiques observées à Ouagadougou (Burkina Faso) par Younsa H. Hassane en 2011, il arrive que les invités, soient comptés comme une part s’ils restent plus de dix jours. De même, ce système permet aussi de faire payer un peu plus un ménage qui utilise le robinet pour mettre l’eau en sachets et vendre ensuite ces poches pour un « usage nomade » dans la ville. Il s’agit souvent d’une contribution forfaitaire à la facture qui n’est pas proportionnelle aux volumes utilisés pour produire les sachets.
Dans 3% des cas, le propriétaire-abonné demande une participation symbolique à ses locataires (par exemple 1 000 FCFA, pour une facture qui coûte 10 000 FCFA), une contribution qui ne tient pas compte de leur consommation réelle. Dans ce cas, le propriétaire habite sur place et partage sa maison avec des locataires. Selon l’enquête, cette contribution est présentée comme un mélange de générosité de la part du propriétaire et de solidarité entre usagers d’un même compteur.
Dans 2% des cas, la facture mensuelle est payée par rotation, notamment dans le cas de villas mitoyennes ayant le même compteur. Cette situation est souvent liée au partage de la villa suite à un décès ou à une recomposition de la famille. Ce système de paiement à tour de rôle nécessite une certaine stabilité des ménages dans le temps et, plus encore, de bien s’entendre car, sur l’année, les volumes d’eau consommés et les factures mensuelles varient fortement en fonction des saisons et des variations de la température (la consommation d’eau augmente fortement pendant les périodes de canicules, entre mars et mai).
Enfin, dans 2% des cas, le propriétaire peut anticiper le paiement de la facture en vendant de l’eau au détail à ses locataires : il s’agit d’une consommation avec prépaiement. Si cette pratique de vente à ses voisins dans le quartier est ancienne, elle commence à être pratiquée aussi à l’intérieur des cours communes, entre bénéficiaires du même compteur. C’est le propriétaire qui fixe à sa guise le prix de l’eau. Généralement, il suit le prix du marché des services alternatifs au réseau, comme ceux pratiqués à la borne-fontaine ou par les marchands d’eau. L’avantage pour le locataire est de lisser ses dépenses d’eau au jour le jour et de bénéficier d’un volume d’eau sans avoir à faire la queue à la borne-fontaine. Quant au propriétaire, il contrôle les volumes consommés dans sa cour ce qui lui permet d’éviter le gaspillage d’eau, et il simplifie la collecte des contributions financières, ce qui lui permet de ne pas être en difficulté au moment où la facture arrive.
Au-delà des dispositifs sociaux mis en œuvre à l’échelle de la cour pour répartir la facture d’eau dans les cas de compteurs partagés, des questions peuvent se poser sur les effets produits à l’échelle du service et de la ville par l’ensemble de ces compteurs communs pour cours communes. (A SUIVRE)
Hassane YOUNSA HAROUNA
Attaché de recherche en géographie-aménagement
Département de Géographie et Aménagement de l’Espace (GAME)
Laboratoire Ville Environnement et Sociétés (VESO)
Institut de Recherches en Sciences Humaines (IRSH), Université Abdou Moumouni (Niger) 68 Rue de l’Institut, BP 318 Niamey-Niger
hassane.younsa@uam.edu.ne/ hyounsa@yahoo.fr