Introduction
Depuis le 16 septembre 2023, le Burkina-Faso, le Mali et le Niger ont signé la Charte du Liptako-Gourma qui crée l’Alliance des États du Sahel (AES). Cette alliance assurera la défense collective aux populations des trois pays qui ont entrepris de rendre leurs pays plus autonomes vis-à-vis des pays occidentaux. Plusieurs mesures sont entreprises dans les trois pays dans lesdomaines sécuritaire, économique, financier, politique, éducatif, etc. Comment assurer une bonne succession pour pérenniser les acquis de ces transitions ? En d’autres termes, quelles solutions politiques pour préserver les acquis enregistrés dans les pays membres de l’Alliance des États du Sahel ?
Situation sociopolitique des pays de l’AES
Les coups d’Etat au Burkina Faso : 1966, 1980, 1982, 1983, 1987, 2014, 2015, 2022 (le 30 septembre 2022 après celui de 24 janvier);
Les coups d’État au Mali : 1968, 1991, 2012, 2020 et 2021;
Les coups d’État au Niger : 1974, 1996, 1999, 2010, 2023
Les derniers coups d’État ont favorisé le rapprochement des trois pays.
Quelles solutions politiques ?
Nous proposons deux solutions politiques : d’une part, la constitution d’une fédération avec une présidence tournante ; d’autre part, l’adoption de la rotation du pouvoir en lieu et place des élections.
La constitution d’une fédération avec une présidence tournante : La création de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) peut constituer une base pour l’instauration d’un État fédéral regroupant les trois pays signataires. Ils pourront instituer une présidence tournante entre les trois pays.
Adoption de la rotation du pouvoir en lieu et place des élections.
La rotation du pouvoir est un système de dévolution du pouvoir qui se base sur des critères bien définis et de façon rotative et inclusive. Ce qui favorise l’alternance pacifique du pouvoir, gage de stabilité et de prospérité socio-économique.
Quels sont ses avantages ?
Tchagnaou (2021) a identifié 18 avantages : Faire une économie en vies humaines; faire une économie d’argent; éviter l’éternisation des chefs d’États au pouvoir; éviter la dictature d’une minorité; Bâtir des Nations stables et prospères; créer de nombreuses populations moyennes; créer des États forts et des institutions fortes; éviter la corruption; éviter l’ingérence de l’étranger dans les choix politiques; renforcer la cohésion et le vivre ensemble entre les communautés; favoriser l’alternance pacifique au pouvoir; disposer des armées plus républicaines; disposer d’une justice véritablement impartiale; éviter des coups d’Etat (militaires, constitutionnels et électoraux); favoriser l’inclusion politique ou démocratie inclusive; éviter les rebellions armées et les soulèvements populaires; éviter la chasse à l’homme dans les pays africains; disposer d’une société civile neutre et des médias professionnels.
Faire une économie en vies humaines : Au Niger, selon Amnesty International (2021), au lendemain des manifestations, plus de 470 personnes, dont des opposants et leurs partisans, ont été arrêtées. Les crises post électorales ont fait plusieurs morts. On note les mêmes pertes en vies humaines dans la plupart des pays également. En Côte d’Ivoire, plus de 2000 morts en 2010.
Faire une économie d’argent : Au Niger, presque 87 097 211 448 FCFA ont été mobilisés pour les élections de 2021; Au Burkina Faso, les élections législatives et présidentielle de 2020 et les municipales de 2021 ont coûté pas moins de 100 milliards FCFA contre 60 milliards FCFA en 2015; Au Mali, en 2018, l’élection présidentielle a coûté plus de 29 milliards à l’Etat malien. Les prochains scrutins (Référendum, élections législatives, régionales, cercles et communales) coûteront près de 96 095 409 480 FCFA.
Éviter l’éternisation des Chefs d’États au pouvoir et la dictature d’une minorité
Dans beaucoup de pays où le suffrage universel est le mode privilégié de désignation des dirigeants politiques, les mêmes personnes se retrouvent au pouvoir. Une minorité de la population monopolise l’essentiel des pouvoirs alors que la majorité se trouve être exploitée. Tous les privilèges sont dans les mains de la minorité qui vit dans l’opulence totale et qui se soucie moins de la majorité qui s’enlise dans la pauvreté.
Bâtir des Nations stables et prospères : Cette rotation du pouvoir fera que ceux qui seront aux affaires l’exerceront avec circonspection et retenue dans l’intérêt général. Ce qui peut contribuer à plus de stabilité et de prospérité.
Créer de nombreuses populations moyennes
Tout pays a besoin de la population pour sa prospérité surtout de la population moyenne. C’est le 2è critère de l’émergence selon Philippe HUGON (2010). Dès lors, la rotation du pouvoir fera qu’il y aura une homogénéité du capital économique entre la plupart des citoyens. Ce niveau de vie moyen et équilibré des citoyens fera que la proportion de la population moyenne va augmenter. Ce qui permettra de réduire le nombre de pauvres en évitant en même temps les enrichissements scandaleux d’une minorité.
Créer des États forts et des institutions fortes
L’une des causes du toilettage des Constitutions est l’éternisation des acteurs au pouvoir surtout l’instauration des présidences à vie. La rotation du pouvoir rendra les institutions stables et fortes, car personne ne viendra les modifier dans son intérêt étant donné qu’il n’y a plus d’élections. Il n’est plus possible de se sédentariser au pouvoir et il ne servira à rien de toiletter une Constitution. Ceci rendra les institutions des pays africains plus stables et plus fortes d’autant plus qu’elles ne seront plus au service des individus qui pourront les manipuler à leur guise.
Éviter la corruption
Selon Transparency International (2012), « La corruption perpétue la pauvreté en Afrique ». Selon le FMI (2017), « Concrètement, la corruption affaiblit la capacité de l’État à faire son travail. Elle rabote les recettes dont il a besoin et pervertit les décisions budgétaires, car les autorités peuvent être tentées de favoriser les projets qui rapportent des pots-de-vin au détriment de ceux qui créent de la valeur économique et sociale… Lorsqu’il apparaît que les règles du jeu ne sont pas les mêmes pour les nantis, la confiance cède le pas au cynisme et la cohésion sociale se fragmente. Au pire, cela peut déboucher sur des dissensions et des conflits civils »
Eviter l’ingérence de l’étranger dans les choix politiques
Les grandes puissances influencent énormément les choix des dirigeants africains à cause de leurs intérêts. Exemple : la présidentielle de la Côte d’Ivoire en 2010, l’Egypte en 2012, la RDC en 2018 où la France soutenait la victoire du candidat Martin Fayulu et les USA celle de Félix Tshisekedi. Selon l’article 6 de la Charte de l’impérialisme « Tout pouvoir et gouvernement établi par nous est légal, légitime et démocratique. Mais tout autre pouvoir ou gouvernement qui n’émane pas de nous est illégal, illégitime et dictatorial, quelle que soit sa forme et sa légitimité ».
Renforcer la cohésion sociale et le vivre ensemble entre les communautés
L’inclusion démocratique permettra donc d’accroître le sentiment du vivre ensemble entre les Africains. La méfiance, les soupçons, la crise de confiance n’auront plus droit de cité en Afrique.
Favoriser l’alternance pacifique au pouvoir
Des élections sans alternance ne sont que des gâchis. La Déclaration de Praia (2011) précise que « Des élections libres et équitables sont un préalable important pour le transfert pacifique du pouvoir et constituent un pilier de la démocratie ». Alfred Babo (2016) s’interroge « Pourquoi organiser une élection dont le processus est de toute façon remis en cause et ne débouche que rarement sur l’alternance, mais plutôt sur des violences, et des morts ? »
Disposer des armées plus républicaines
La Déclaration de Praia (2011) souligne que « l’impartialité des forces de défense et de sécurité, sous le contrôle démocratique de l’autorité civile, constitue un préalable à la conduite des élections crédibles »
La plupart des armées en Afrique ne sont pas neutres et sont à la solde des dirigeants en place qui les utilisent pour conserver le pouvoir. La rotation du pouvoir va contribuer à rendre les armées africaines plus républicaines. Elles joueront leur rôle dans la neutralité.
Disposer d’une justice véritablement impartiale
Le principe de séparation des pouvoirs est un leurre dans certains pays africains. Ceux qui sont aux affaires semblent être à l’abri de la justice qui s’acharne sur les faibles (pauvres, opposants, etc.). Il faut quitter le pouvoir pour voir la justice à vos trousses. Exemples : Yahya Jameh, Dadis Camara, Jacob Zuma, etc.
Éviter les coups d’Etat et Favoriser l’inclusion politique ou la démocratie inclusive
Les élections renforcent l’exclusion en politique qui a pour conséquence les révoltes populaires. La rotation éviterait à l’Afrique des rébellions qui, dans la plupart des cas, se créent dans l’intérêt exclusif de conquérir le pouvoir. Cela rendra aussi nos pays moins dépendant de l’étranger qui finance les élections dans certains pays africains.
Eviter les rebellions armées et les soulèvements populaires
Avec l’adoption de la rotation du pouvoir, on évitera l’arbitraire et la routine. Ce qui permettra d’avoir des pays stables pour la prospérité sociopolitique et économique des pays africains dépourvus des rébellions et des luttes armées.
Eviter la chasse à l’homme
Avec l’adoption de la rotation, on évitera les exils forcés des opposants potentiels ou leur emprisonnement même si c’est un mal nécessaire dans certaines situations.
Avoir une société civile neutre et des médias professionnels
La rotation du pouvoir permettra d’avoir une société civile véritablement neutre et des médias véritablement professionnels.
Fonctionnement de la rotation du pouvoir
La théorie de la rotation du pouvoir n’est que l’innovation de la démocratie semi-directe qui englobe la démocratie directe et la démocratie représentative. Elle stipule que tous les citoyens surtout les mieux instruits doivent être impliqués dans la gestion des affaires publiques. Ainsi, elle se fonde sur les principes fondamentaux qui sont : la stricte séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), la limitation des mandats, la rotation rationnelle du pouvoir, etc.
Les principes de base de la rotation du pouvoir
La rotation du pouvoir favorise plus la démocratie participative ou inclusive dans laquelle toutes les couches sociales sont impliquées dans la gestion des affaires de la cité.
Ce modèle prend en compte tous les principes de la démocratie hormis celui basé sur les élections, car dans ce cas, on ne parle plus d’élection mais de désignation. Cette désignation se fonde sur des critères rationnellement définis qui peuvent différencier d’un pays à un autre.
Le choix du critère doit avoir un lien avec l’environnement sociopolitique, historique, culturel, linguistique, etc., du pays. Il doit exclusivement porter sur le trait dominant dans le pays. Autrement dit, la caractéristique sociale qui prime dans le pays et dont tout le monde fait référence.
Par exemple, on peut retenir les critères suivants : parti politique, race, religion, région, préfecture, État, province, canton, ethnie, langue, Île, etc. Toutefois, chaque pays est libre de choisir le critère qui paraît être plus inclusif et consensuel.
Fonctionnement des pouvoirs et des institutions dans la rotation du pouvoir
Le pouvoir exécutif
Il concerne le Président de la République, le Gouvernement et les Préfets.
La Présidence de la République
Tout citoyen est présidentiable dans un Etat de droit et démocratique. Ceci étant, le poste du Président de la République ne sera plus l’apanage d’une minorité.
Une fois le critère adopté, on détermine le premier qui doit briguer la magistrature suprême. Pour l’identifier, deux possibilités s’offrent à chaque pays. D’une part, on peut le faire par tirage au sort. Si on considère le critère « parti politique » et on dénombre par exemple 50 partis politiques dans le pays, on écrit les numéros de 1 à 50 et les responsables des partis tirent au sort.
Après cette opération, on a d’emblée l’ordre de passage des partis politiques à la tête du pays. Le premier numéro commence et ainsi de suite. D’autre part, étant donné que c’est le critère « parti politique » qui est adopté, on les classe par ordre d’importance dans le pays, soit en tenant compte de leur ancrage dans le pays ou de leur importance démographique. Cependant, pour plus d’objectivité, on peut adopter le système de tirage au sort.
Le gouvernement
Tout gouvernement doit refléter la population du pays. Autrement dit, le gouvernement doit être représentatif. Tous les membres du critère fondamental défini doivent être représentés dans le gouvernement mais à des degrés divers. La répartition des postes doit être proportionnelle à la démographie de manière que ceux qui sont plus nombreux aient de postes conséquents. Ce qui permet d’éviter des éternels ministres.
Quelle que soit son importance ou sa compétence, un citoyen ne doit pas faire deux gouvernements, car la rotation oblige. Pour générer un nombre important de la population moyenne, on doit alterner les citoyens à la tête des ministères pour ne pas créer des inégalités sociales (privilégiés et déshérités) dans les Républiques qui sont à la base des discriminations et des conflits sociaux.
Par ailleurs, si le 1er numéro du classement occupe la Présidence de la République, le dernier doit occuper la Primature. Si le 2è numéro occupe la Présidence de la République, l’avant dernier numéro doit occuper le poste de Premier Ministre ainsi de suite.
Les préfets
Dans la plupart des pays surtout africains, les Préfets sont à la solde des Chefs d’Etat qui les manipulent à leur guise, car ils sont nommés par eux. Ce qui n’est pas bon dans un Etat qui se veut démocratique.
Au niveau des préfectures, les populations locales peuvent déterminer le critère dominant qui peut concerner les clans, les vestibules, etc.
Cette manière de désigner aussi les Préfets permet de donner la même chance à toutes les couches sociales de participer à la gestion des affaires locales. Tous les citoyens se sentiront concernés et chacun donnera le meilleur de lui pour l’édification des Nations fortes.
Cas particulier des chefs traditionnels
Ces principes qui régissent les chefferies traditionnelles doivent être revus, car le monde évolue et les villages doivent s’adapter à la modernité. La manière dont les chefferies traditionnelles fonctionnent est aussi source de conflits perpétuels que les villages et les cantons rencontrent de nos jours en Afrique. La démocratie inclusive voudrait que le sens de partage soit ancré dans les habitudes des citoyens. Le fait que le chef sache qu’il est chef à vie, fera qu’automatiquement, il se comportera comme un « dictateur ». Il cherchera à tout prix à abuser de son pouvoir. D’où la rotation et l’instauration de système de mandats dans la chefferie traditionnelle.
Le pouvoir législatif
Dans le cadre de la démocratie inclusive, nous préconisons que les députés et les sénateurs soient nommés en se basant sur le même critère fondamental consensuellement adopté par le peuple. Dans le cas de l’exemple pris, il appartient à chaque parti politique de choisir ses représentants soit par les primaires ou par le tirage au sort, etc. Le député ou le sénateur doit être originaire de la circonscription électorale qu’il doit représenter au Parlement. Ce n’est à cette condition qu’il doit respecter la population en travaillant dans l’intérêt de toute la collectivité et non dans son propre intérêt. Dans ce cas, les députés et les sénateurs voteront des lois dans le but d’améliorer les conditions politiques, économiques et sociales du pays et non dans le but d’améliorer leurs propres conditions de vie et de travail tout en ignorant celles de leurs concitoyens.
Par ailleurs, le nombre de mandats et la durée d’un mandat parlementaire peuvent varier d’un pays à un autre. De plus, pour postuler à ce poste, on doit avoir au minimum la maitrise.
Le pouvoir judiciaire
Pour que le corps judiciaire soit plus proche des justiciables et pour plus d’impartialité, il doit avoir sa légitimité de la population. Ainsi, la nomination des juges doit être revue. Les juges doivent être proposés conformément au critère adopté avant leur nomination par le Président de la République. Tirant leur légitimité du peuple et du Président de la République, les juges sauront faire la part des choses et ils placeront l’intérêt général et la loi au centre de la juridiction.
Toutes les cours de justice ainsi que tous les tribunaux doivent être gérés de manière méthodique. L’indépendance de la justice ne doit souffrir d’aucune intimidation. L’exécutif surtout ne pourra plus influencer le judiciaire et le législatif. Le principe de la stricte séparation des pouvoirs doit être effectif si chaque pouvoir tire effectivement sa légitimité du peuple.
Comment gérer les autres institutions ?
La nomination des membres des autres institutions doit suivre le même principe de rotation. En aucune manière, on ne verra éternellement quelques individus à la tête de ces institutions comme on le constate de nos jours. Toute nomination doit se faire en conformité avec le critère de désignation adopté par le pays en question. Il s’agit des institutions comme la Haute
Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication (HAAC), la Cour des Comptes, la Cour Constitutionnelle, le Conseil Économique et Social, la Commission Nationale des Droits de l’Homme, la Commission Nationale Électorale Indépendante, etc.
Avec l’adoption de la rotation du pouvoir politique, on évitera le statu quo. Ce qui permettra d’avoir des institutions efficaces, efficientes et fortes pour la prospérité sociopolitique et économique des pays africains.
La question du nombre et de durée de mandats
Comme nous l’avons souligné plus haut, chaque pays a son histoire et ses spécificités. Ceci étant, la durée d’un mandat présidentiel ou parlementaire ou municipal ne pourra dépasser 5 ans. Elle doit être comprise entre 4 et 5 ans. Ce qui favorisera vite l’alternance au sein des pays. S’agissant du nombre de mandats, on pourra adopter deux mandats au plus pour les Chefs d’Etat et, exclusivement, un mandat pour les autres postes nominatifs ou électifs (ministres, députés, sénateurs, maires, conseillers municipaux, présidents des institutions, directeurs généraux, directeurs de cabinet, secrétaires généraux, etc.).
Cette rotation permettra l’implication de toutes les couches sociales dans la gestion des affaires de la cité. Tout le monde s’investira dans la gestion des biens publics et aucune couche sociale ne sera discriminée.
CONCLUSION
L’apprentissage de la démocratie est éternel. Chaque Etat est libre de choisir son modèle de démocratie conformément aux aspirations de son peuple. Aucun modèle de démocratie ou de gouvernance n’est immuable. Les pays de l’Alliance des Etats du Sahel peuvent dans leurs visions créer un Etat fédéral ou adopter une rotation du pouvoir.
Dr Akimou TCHAGNAOU
Enseignant-Chercheur à l’Université André Salifou