Lors de sa dernière visite au village, un riche commerçant a offert 70 moutons en méchoui aux populations éprouvées par la faim. Le chef du village s’est offert un mouton pour lui et sa proche famille, ils n’ont pas pu le finir tellement il était gros et gras. Il a quand même décidé de garder les 69 autres méchouis dans sa cour, en refusant toute distribution au peuple, sachant que la viande va pourrir le lendemain, aveuglé par son intérêt personnel qu’il décrit volontiers comme une réflexion pour voir la meilleure manière d’assurer le partage. La même nuit, les cousins à moto sont venus, ils ont confisqué les 69 carcasses de méchoui restants, et les villageois sont restés affamés. Heureusement qu’il n’y a eu aucune perte en vie humaine.
Ce qui précède est une fiction. Mais cette il décrit parfaitement une réalité parallèle qui se déroule sous nos yeux, mais paradoxalement à l’insu de tous, à l’image d’une société secrète versée dans la conspiration.
L’ONECCA Niger a été créé en 2003, il y’a 20 ans. Il compte aujourd’hui 29 membres experts comptables (l’élite) et 25 comptables agréés (les autres). Il y a en moyenne moins de 2 nouveaux experts comptables à l’Ordre par an. Si on enlève les enfants d’expert-comptable comme moi même qui passent sans difficulté, c’est une personne par an au mieux. Pendant que la population du pays a doublé, et l’économie multipliée par cinq.
L’inscription à l’ONECCA est mission impossible pour la plupart des citoyens normaux. L’obtention d’un diplôme d’une difficulté surhumaine et injustifiée est nécessaire pour oser espérer faire partie du cercle des élus. Ce diplôme, copié sur le modèle de la France, ne se justifie pas forcément dans notre contexte. La France, grand pays d’élitisme et grande puissance économique mondiale justifie son besoin d’accompagnement de ses entreprises par des professionnels de niveau bac+8 (qui mettent 9-10 ans à l’obtenir). Aux États-Unis et Canada par exemple, et dans beaucoup de pays émergeants au monde (Inde, Nigeria…), c’est bac+4, et ça marche mieux qu’en France.
Ici, les détenteurs de bac+5 qui veulent exercer la profession sont mis dans la case des comptables agréés lorsqu’ils ont la chance d’être acceptés. Ce sont eux les autres. Pour diverses raisons, ils n’ont pas pu finaliser le parcours des huit à dix ans. Mais ils sont pour beaucoup d’entre eux, plus compétents et plus éthiques que beaucoup d’experts comptables. Ils ont des cabinets qui marchent, qui créent des emplois, qui paient des impôts au Niger. Mais ils sont exclus de la plupart des missions lucratives par les experts comptables qui utilisent la loi à leur avantage. Il en résulte, de manière contre intuitive, un chaos dans la profession, qui est sensée être constituée que de personnes dotées de bon sens élémentaire avec un diplôme de bac+8.
Lors de son investiture, le Président de la République a déclaré la guerre contre la corruption. Tous les regards s’étaient tournés vers la HALCIA. Mais nous savons tous que c’est un travail d’ensemble, et il existe une partie prenante qui peut jouer un rôle déterminant dans ce combat : l’ONECCA des experts comptables.
De par la loi, ils ont une mission de contrôle de toutes les entités d’intérêt public du pays (sociétés anonymes, sociétés d’État etc.), mais ils ont également accès à un large marché d’audit de projets de développement des bailleurs de fonds et ONG nationales et internationales.
Mais pour quel impact sérieux jusque-là ? Si vous posez la question à ces sociétés, elles vos diront que c’est plus par contrainte légale que parce que les experts comptables leur apportent de la valeur. C’est comme un impôt, mais au lieu d’aller chez la DGI qui au moins finance le budget de l’État, ça va dans nos cabinets et on en fait ce qu’on veut. Combien de scandales la cour des comptes ou la commission bancaire révèlent lors de leurs missions sur des comptes que les experts comptables ont certifiés réguliers et sincères ? Après ils disent : c’est parce qu’on travaille par sondage.
À 29 experts comptables, nous n’arrivons même pas à couvrir 10% du marché Niger. Nous sommes faibles, divisés et désorganisés. En conséquence, les cabinets des pays voisins, Benin, Mali, Burkina Faso et autres s’arrachent entre deux coups d’État, les 90% restants sous nos yeux impuissants. Le chef du village qui préfère voir les 69 méchouis aux mains des cousins à moto est là sous vos yeux, en costume et cravate.
La plupart des pays comptent entre 100 et 200 experts comptables, et Nigeria 300.000. Et lorsqu’on y regarde de près, l’ironie est à son comble car des experts comptables des pays voisins, ont parfois les mêmes profils que les comptables agréés du Niger auxquels nous refusons l’accès au statut d’expert-comptable dans leur propre pays. S’ils avaient un passeport Sahélien, Ivoirien ou Camerounais, nos comptables agréés seraient des experts comptables aujourd’hui et viendraient librement récupérer les marchés qui leur sont interdits aujourd’hui. Dans leur propre pays. Et cela dure depuis 20 ans.
D’ailleurs même lorsqu’ils s’arrangent pour obtenir le diplôme d’expert-comptable, l’élite met tout en œuvre pour rendre leur inscription la plus difficile possible. Les enfants d’expert-comptable comme moi n’aurons aucun problème. Nous sommes nombreux à l’Ordre. Ce sont nos parents qui ont crée l’Ordre. Et même si à leur époque ils ont commis des erreurs, ils étaient justes, particulièrement le premier Président. Il avait comme sagesse de laisser s‘inscrire quiconque venait avec un diplôme d’un pays dans lequel le diplôme permettait d’exercer. Des gens qui ont étudié en Angleterre ont pu s’inscrire au Niger alors qu’au même moment, les autres pays refusaient l‘accès a tout diplôme qui n’était pas de France exclusivement. Il était noble de caractère. Il s’est assuré que notre génération arrive au pouvoir, et s’est gracieusement retiré pour nous confier l’avenir. C’était mal nous connaitre.
Une fois que nous sommes arrivés au pouvoir, un jeune confrère de notre âge qui a obtenu son diplôme au Maroc s’est vu refuser l’inscription à l’ONECCA Niger sous des prétextes fallacieux et indignes qu’il n’est pas utile de rappeler ici. Les jeunes sont devenus des monstres pour les jeunes. Ce confrère était assez bon pour le Maroc, mais pas suffisamment pour le Niger selon notre génération. Il a perdu la vie dans ces tristes circonstances, et nul ne peut dire à quel point le stress de se faire balader l’a attristé avant de rejoindre son Créateur dans un monde meilleur. Á ce jour des diplômés des USA se voient encore refuser leur inscription. Nous sommes plus royalistes que la première économie mondiale. Des comptables agréés qui ont en plus un Doctorat d’Université, refus. Il y’a eu des décrets qui ont demandé de reclasser certains comptables agréés en Expert-Comptable et nous avons défié la loi et refusé de la mettre en application à ce jour. De vrais intouchables.
Revenons au sujet. Qu’est ce qui explique cette rigidité de l’accès a la profession ? Il est difficile de ne pas conclure à la protection d’une chasse gardée, d’intérêts individuels, une situation d’oligopole. Un monopole légal que les élites de la nouvelle génération veulent garder pour eux seuls à l’exclusion de tout autre semblable, même si pour ce faire, 90% du marché doit être couvert par des confrères étrangers. Et quant il s’agit de ces pays, presque tout leur marché est couvert par leurs propres experts comptables. Rarement un Cabinet nigérien n’y obtiendra des contrats, et dans des cas rares même, il devra s’associer avec des professionnels locaux. Ils ont compris que l’intérêt national prime.
Nos experts comptables sont riches. Nous sommes presque tous en surpoids (comparez nos photos d’il y’a 10 ans et maintenant vous verrez), conduisons de sublimes voitures, vivons dans nos propres maisons, et souvent avec des maisons secondaires dans d’autres pays. Jamais on n’a vu un expert-comptable pauvre au Niger. Et si on multiplie notre nombre actuel par 10, ce qui permettra au pays de fortifier ses entreprises et son économie, il y’en aura quand même assez pour continuer à vivre dans le même confort.
Les élections à l’ONECCA sont prévues cette semaine et il y’a nécessité de prendre les bonnes décisions pour le futur du Niger et pas de quelques-uns d’entre nous. Peut-être que les autorités devraient suspendre l’Ordre et la mettre sous tutelle jusqu’à ce que nous revenions à privilégier l’intérêt général sur nos intérêts particuliers. Quelle ironie que d’avoir un Ordre en désordre total. Les Ordres des médecins, des architectes, des Avocats, la Chambre des notaires, toutes les professions règlementées contribuent significativement à faire avancer notre pays dans la bonne direction.
Avez-vous déjà entendu parler d’une quelconque contribution des experts comptables ? Au Maroc pas une loi des finances ne passe sans que les Experts Comptables ne contribuent intellectuellement pour soutenir la pensée de renforcement de l’économie du pays. En France ils définissent des tendances. Au Sénégal, En Côte d’Ivoire, au Bénin, ce sont des partenaires du ministère de l’économie. Ici on ne sait pas. On ne voit rien. La forteresse est hermétiquement fermée. Il est temps que ça change. Nous sommes au 21ème siècle, dans un monde post pandémique, et le Niger doit émerger. Voici ce qui pourrait être notre contribution :
1. Permettre à tous ceux qui répondent aux critères de comptables agrées de s’inscrire en tant que tel sur une période donnée puis fermer définitivement cette porte pour unifier la profession.
2. Organiser des examens internes pour faire basculer tous les comptables agréés en experts comptables, la France l’a fait, c’est le pays de référence. Le Cameroun, La Cote d’Ivoire aussi. Et d’autres pays d’Afrique Francophone depuis 15-20 ans.
3. Avec les cotisations des membres désormais nombreux (à 200 membres et 2 millions de cotisation par an, on aura un budget de fonctionnement de 400 millions pour former les gens), avoir une vision d’une profession forte et utile, définir un puissant programme de formation pour renforcer la profession dans son ensemble (aucun de nous n’est meilleur que les comptables agréés), et couvrir plus largement le marché domestique. Les contrats iront aux cabinets nigériens qui emploient des jeunes nigériens et qui paient des impôts au Niger. Une fois renforcés, nous agirons comme force de proposition pour accompagner les efforts de développement de notre pays au lieu de courir derrière la DGI pour imposer un visa fiscal (obligation à toute entreprise de nous payer pour mettre un cachet sur ses états financiers, sinon la DGI n’accepte pas, alors que nous ne leur apportons rien et que survivre est déjà un exploit au Niger pour une entreprise) ou vouloir un décret d’honoraires pour forcer les entreprises à nous payer plus encore.
Il est sérieusement temps d’aimer plus le pays que nos personnes. Je vous entends déjà asserter que les cabinets existants vont perdre leurs marchés sous le poids de la concurrence si on fait ça. Mais il n’en est rien, pour plusieurs raisons (et la compétition est saine pour les prix et la qualité des services).
•D’abord parce que même si on était 10 fois plus nombreux on ne réussirait pas à couvrir le marché du Niger parce qu’il y’a tellement à faire dans les diverses lignes de métier (audit, conseil, comptabilité, fiscalité…),
•Ensuite parce que ces cabinets existants ont une marque, un réseau et une réputation qui fait qu’ils ont des clients historiques et référés qu’ils ne perdront pas quelle que soit la concurrence,
•Et enfin parce qu’il y’a un effet de synergie naturelle qui fait que plus la profession est grande et établie, plus les opportunités se multiplient. Ce n’est pas qu’il aura plus de gens pour partager le gâteau, c’est que le gâteau deviendra un méchoui, et tout le monde aura sa part, et la viande est meilleure que la pâtisserie pour tous les participants à une fête.
Le seul effet immédiat est que les cabinets nigériens vont obtenir plus de marchés que les cabinets étrangers, et notre égo de suprématistes sera ramené là où il doit être.
Plus sérieusement, si le pays avance dans une bonne direction, il faudrait aussi que nous apportions notre pierre à l’édifice. Et ça, ça ne pourrait être possible que si nous sommes unis, forts, et si nous voulons pour notre prochain, ce que nous avons eu le privilège et non le mérite, d’avoir.
Kader Kaneye, Expert-Comptable Diplômé, France 2010